3.
Charles Freck songeait lui aussi à visiter New Path, tellement ça lui avait fait mal de voir flipper Jerry Fabin.
Assis en compagnie de Jim Barris à la cafétéria Fiddler’s Three, à Santa Ana, il tripotait d’un air morose son beignet enrobé de sucre. « Sacrée décision à prendre, dit-il. Là-bas, c’est le manque intégral. Ils restent avec toi jour et nuit pour t’empêcher de te buter ou de te bouffer le bras, mais ils te filent absolument rien. Pas comme un docteur, qui pourrait te prescrire quelques trucs. Du Valium, par exemple. »
Barris rit doucement, tout en examinant son friand. C’était une sorte de pâté, mélange d’un hachis d’ersatz de bœuf et de pseudo-fromage fondant sur pain biologique spécial. « Qu’est-ce que c’est que ce pain ? demanda-t-il.
— Regarde sur le menu, dit Charles Freck. C’est expliqué.
— Si tu vas là-bas, enchaîna Barris, tu connaîtras des symptômes dus aux sécrétions corporelles, surtout à celles localisées dans le cerveau. Je pense aux dérivés du catéchol, tels que la noradrénaline et la sérotonine. Ça fonctionne de la manière suivante, vois-tu : la Substance M – en fait, toutes les drogues addictives, mais celle-là en premier – agit sur les dérivés de telle manière que les complications interviennent au niveau subcellulaire. Il se produit une contre-adaptation biologique et en un sens, elle est irréversible. » Il mordit un bon coup dans le côté droit de son friand et se mit à mastiquer une énorme bouchée. « Avant, on croyait que ça n’arrivait qu’avec les alcaloïdes du type héroïne.
— Je n’ai jamais tâté de l’héro. C’est le flip. »
Une mignonne serveuse en uniforme jaune, une blonde aux seins hardis, approcha de leur table. « Bonjour, dit-elle. Vous avez tout ce qu’il vous faut ? »
Charles Freck releva la tête d’un air affolé.
« Vous vous appelez Patty ? demanda Barris, tout en faisant signe à Freck qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter.
— Non. » Elle désigna le badge piqué sur son sein droit. « Moi, c’est Beth. »
Je me demande si le gauche a un nom, songea Charles Freck.
« La serveuse de la dernière fois s’appelait Patty », reprit Barris, qui reluquait la fille sans se gêner. « Comme dans Patty en croûte.
— Ça ne devait pas être la même. Elle n’a pas de maladie de peau, répliqua la fille sans se démonter.
— Tout va très bien, merci », dit Barris. Au-dessus de la tête de son copain, Charles Freck voyait une bulle, et dans la bulle, Beth se déshabillait en implorant qu’on la baise.
« Non, tout ne va pas bien, pas pour moi, fit Charles Freck. J’ai un tas de problèmes que personne d’autre n’a.
— Il y a plus de gens que tu ne penses dans ton cas, répliqua sombrement Barris. Leur nombre augmente chaque jour. Le monde est malade, et ça ne fait qu’empirer. » À l’intérieur de la bulle, ça empirait également.
« Aimeriez-vous commander un dessert ? demanda Beth avec un sourire.
— Qu’est-ce que vous proposez ? dit Freck, méfiant.
— Nous avons de la tarte aux fraises, ou aux pêches. Elles sont faites maison, avec des fruits frais. » Beth leur adressa un nouveau sourire.
« Non, on ne prend pas de dessert », dit Charles Freck. La serveuse s’éloigna. « C’est pour les grand-mères, toutes ces tartes, ajouta Freck après son départ.
— L’idée de te présenter volontairement pour la cure a l’air de te coller des sueurs froides, dit Barris. Cette peur montre que tu souffres de symptômes négatifs délibérés. C’est la drogue qui parle, pour t’empêcher d’aller à New Path et de décrocher. Figure-toi que tous les symptômes sont délibérés, qu’ils soient positifs ou négatifs.
— Ben, merde alors, laissa échapper Charles Freck.
— Ceux qui sont négatifs manifestent les envies, les désirs créés par le corps tout entier pour forcer son possesseur – dans ce cas, il s’agit de toi – à rechercher frénétiquement…
— Quand tu arrives à New Path, l’interrompit Charles Freck, ils commencent par te couper la bite, rien que pour t’apprendre, et puis ils progressent dans toutes les directions à partir de là.
— Après, c’est au tour de ta rate, enchaîna Barris.
— Ils te coupent – à quoi ça sert, la rate ?
— Ça t’aide à digérer.
— Comment ça ?
— En ôtant la cellulose de ta bouffe.
— Mais alors, après ça…
— Plus que de la bouffe sans cellulose. Pas de feuilles ni de luzerne.
— Et combien de temps on peut vivre comme ça ?
— Ça dépend comment tu prends les choses, fit Barris.
— Combien de rates a le mec moyen ? » Charles Freck savait qu’en général, on possède deux reins.
« Question d’âge et de poids.
— Comment ça ? » Charles Freck commençait à se méfier.
« À mesure que le type vieillit, il lui pousse d’autres rates. Quand il a quatre-vingts ans…
— Tu te fous de moi. »
Barris se mit à rire. Il avait toujours eu un rire étrange, songea Charles Freck. Irréel. Comme un truc qui se casse. « Pourquoi cette décision, lui demanda Barris, d’aller te porter pâle à un centre de désintox ?
— Jerry Fabin. »
Barris eut un geste désinvolte. « Jerry, c’était un cas à part. Un coup, j’ai vu Jerry Fabin rentrer dans tous les meubles et se ramasser ; il se chiait dessus, savait pas où il était ; il voulait que j’aille voir quel poison il avait bien pu se procurer – du sulfate de thallium, probable… on s’en sert dans les insecticides, et pour tuer les rats. C’était une arnaque, quelqu’un qui lui rendait la monnaie. Je pourrais te nommer dix toxines ou poisons capables de…
— Il y a une autre raison, fit Charles Freck. Ma provision s’épuise encore et je tiens pas le coup, toujours en manque et sans savoir si je vais toucher un nouveau stock oui ou merde.
— Ben, on peut pas être sûrs qu’on reverra le jour se lever.
— Enfin merde, j’en suis au point où c’est plus qu’une question de jours. Et aussi… Je crois que je suis en train de me faire avoir. Pas possible que je consomme à ce rythme ; quelqu’un doit piller mon stock.
— Combien de cachets tu descends dans la journée ?
— Très dur à dire. Pas tant que ça.
— Il y a l’accoutumance, tu sais.
— Ouais, d’accord, mais pas comme ça. J’encaisse pas de me retrouver à sec, et ce qui s’ensuit. D’un autre côté… » Il réfléchit. « Je crois que j’ai une nouvelle source. Cette fille, Donna. Donna quelque chose.
— Oh ! celle de Bob !
— Oui, sa nana. » Charles Freck hocha la tête.
« Non, il se l’est jamais tapée. Il essaie.
— Elle est réglo ?
— À quel point de vue ? Au pieu, ou… » Barris porta la main à sa bouche et fit mine d’avaler quelque chose.
« C’est quoi, comme spécialité ? » Puis il comprit. « Oh ! ouais ! Sur ce plan, ouais.
— Assez réglo. Un peu débile. La nana, quoi. Surtout quand c’est une brune. Elle a la cervelle entre les jambes, comme la plupart. Probable qu’elle y planque aussi sa provision. » Il gloussa. « Tout son stock de dealer. »
Charles Freck se pencha vers lui. « Arctor n’a jamais sauté Donna ? Il parle comme si.
— Bob Arctor est comme ça. Dans des tas de domaines, il parle comme si. Attention, pas pareil. Pas pareil du tout.
— Comment ça se fait, qu’il l’ait jamais tringlée ? Il peut pas triquer ? »
Barris prit l’air du penseur profond, sans cesser de tripoter son friand, qu’il avait fini par réduire en petits morceaux. « Donna a des problèmes. Peut-être qu’elle est à la dope. Regarde comme elle a horreur qu’on la touche – les junkies ne s’intéressent plus au sexe, tu comprends, du fait de la vasoconstriction qui provoque un gonflement des organes. Et j’ai remarqué que rien ne peut exciter Donna, mais alors à un point que c’en est pas naturel. Pas simplement avec Arctor, mais avec… » il marqua une pause, la mine renfrognée. « Avec d’autres mâles aussi.
— Merde, tu veux simplement dire qu’elle se laisse pas aller.
— Elle le ferait si on la prenait bien. Par exemple… » Il lança un regard de conspirateur. « Je peux te montrer comment la baiser pour quatre-vingt-dix-huit cents.
— Je ne veux pas la baiser. Je veux juste lui acheter de la marchandise. » Charles Freck se sentait mal à l’aise. Quelque chose chez Barris lui retournait toujours l’estomac. « Pourquoi quatre-vingt-dix-huit cents ? Elle ne prendrait pas de fric ; elle fait pas de passes. De toute façon, c’est la nana de Bob.
— Mais le fric ne lui serait pas verse directement. » Ton docte et précis de Barris, penché vers Freck, avec ses naseaux poilus tout frémissants du plaisir de se savoir si malin. Mieux : ses lunettes teintées de vert s’étaient embuées. « Donna prend de la coke. N’importe quel type qui lui en refile un gramme, elle lui ouvrira ses jambes, surtout si l’on a pris la précaution d’y rajouter, selon un dosage rigoureusement scientifique, certains produits fort rares – c’est un problème sur lequel j’ai mené des recherches minutieuses autant qu’originales.
— Je voudrais bien ne pas t’entendre parler d’elle comme ça. De toute façon, le gramme de coke se vend à plus de cent dollars. Qui possède assez de fric ? »
Barris en éternua presque. « Sans compter mon travail, en prenant simplement les ingrédients de base nécessaires, je suis capable de produire un gramme de cocaïne pure pour moins d’un dollar.
— Baratin.
— Je te le prouve.
— Et ces ingrédients, ils viennent d’où ?
— Du 7-11. » Barris se releva, légèrement chancelant. Dans son excitation, il fit tomber des bouts de sandwich. « Demande l’addition, fit-il, et je vais te montrer. J’ai installé un labo provisoire à la baraque, en attendant mieux. Tu vas pouvoir me regarder tirer un gramme de cocaïne de produits de consommation courante qui sont en vente libre au 7-11, pour une somme totale qui n’atteint pas un dollar. » Il filait déjà entre les tables. « Amène-toi ». dit-il. Le ton était pressant.
« Sûr. » Charles Freck ramassa la note et suivit. Dingue, le mec, songea-t-il. Ou peut-être pas. Avec toutes ses expériences de chimie, et toutes ses lectures en bibliothèque… il pourrait y avoir quelque chose là-dessous. Quand on pense aux bénéfices. Qu’est-ce qu’on pourrait empocher !
Il pressa le pas pour rejoindre Barris, lequel tirait déjà d’une poche de sa combinaison de pilote achetée au surplus les clés de son Hermann Ghia, tout en passant devant le caissier.
Ils se garèrent au parking du 7-11, puis gagnèrent l’entrée du magasin. Un gros flic ahuri se tenait comme d’habitude près de l’éventaire et faisait semblant de feuilleter une revue de cul ; Charles Freck savait bien qu’en réalité il lorgnait les nouveaux arrivants afin de repérer ceux qui risquaient de préparer un mauvais coup.
« Qu’est-ce qu’on doit prendre ici ? » demanda-t-il à Barris, qui déambulait, la mine désinvolte, parmi les allées du rayon alimentation.
« Une bombe de Solarcaine.
— Un truc contre les coups de soleil ? » Charles Freck n’en croyait pas ses oreilles, mais d’un autre côté, comment savoir ? Tout était possible. Il suivit Barris jusqu’à la caisse ; et cette fois. Barris paya.
Munis de leur aérosol, ils sortirent du magasin, passèrent devant le flic et regagnèrent leur voiture. Barris quitta rapidement le parking, puis fila à vive allure sans tenir compte des panneaux de limitation de vitesse. Il ne ralentit pas jusqu’à la maison de Bob Arctor.
De vieux journaux que personne n’avait ouverts traînaient parmi les hautes herbes, devant la porte. Barris mis pied à terre et prit sur le siège arrière quelques objets d’où pendaient divers fils. Freck reconnut un voltmètre, ainsi que d’autres appareils électriques de mesure et une lampe à souder. « C’est pour quoi faire, ça ? demanda-t-il.
— J’ai un boulot long et pénible devant moi », fit Barris, les bras chargés de tout son équipement et de la bombe de Solarcaine. Ils remontèrent l’allée jusqu’à la porte. Barris tendit la clé à Charles Freck. « Et je serai sans doute pas payé. Comme d’habitude. »
Dès qu’ils furent entrés, deux chats et un chien vinrent leur tourner autour des talons avec de petits cris pleins d’espoir. Les deux hommes les écartèrent prudemment de leur chemin.
Au fil des semaines. Barris s’était constitué, à l’arrière du coin-cuisine, une sorte de labo-dépotoir ; bouteilles et camelote en tout genre, objets sans valeur apparente qu’il avait piqués à droite et à gauche. Charles Freck savait, pour avoir dû subir l’exposé de la théorie, que Barris croyait moins au stockage proprement dit qu’à son utilisation ingénieuse. Il faut savoir utiliser le premier truc qui vous tombe sous la main, tel était son credo. Une punaise, un trombone, la pièce d’un assemblage dont les autres parties ont été brisées ou égarées… Charles Freck se dit qu’un rat devait avoir ouvert boutique ici, et se livrait à des expériences sur le type de matériau prisé de son espèce.
Pour Barris, la première opération consista à détacher un sac en plastique du rouleau près de l’évier et à y plonger la bombe de Solarcaine pour faire gicler, par vaporisations répétées, tout le contenu, au moins jusqu’à épuisement du gaz.
« C’est pas réel, fit Charles Freck. C’est super pas réel.
— Je vais te dire ce qu’ils ont fait, annonça joyeusement Barris sans interrompre sa tâche, ils ont délibérément mélangé huile et cocaïne de manière qu’on ne puisse pas extraire la coke. Mais ma connaissance de la chimie est telle que je sais précisément comment procéder. » Il s’était mis à agiter vigoureusement une salière au-dessus de la sauce visqueuse qui emplissait le fond du sac. Ensuite, il vida le tout dans un bocal de verre. « Je vais le congeler, expliqua-t-il avec un sourire. Ça va faire monter les cristaux de cocaïne à la surface, vu qu’ils sont plus légers que l’air. Que l’huile, je veux dire. Pour l’opération finale, naturellement, je garde le secret, mais sache que ça implique un procédé de filtrage extrêmement complexe. » Il ouvrit le congélateur, au-dessus du frigo et plaça le bocal à l’intérieur.
« Tu l’y laisses combien de temps ? demanda Charles Freck.
— Une demi-heure. » Barris sortit une de ses cigarettes roulées à la main, l’alluma, puis se dirigea vers son tas d’instruments de mesure, qu’il considéra un moment en se frottant la barbe.
« Bon, dit Charles Freck, mais écoute, même si tu tires un gramme pur de ce truc, je vois pas comment je peux m’en servir avec Donna… pour, tu sais, pour la sauter en échange. C’est comme si je l’achetais ; c’est à ça que ça revient.
— Un échange. » Barris reprit le terme utilisé par Freck. « Tu lui fais un cadeau, elle t’en fait un autre. Le cadeau le plus précieux que possède une femme.
— Elle saurait qu’on l’achète. » Il connaissait suffisamment Donna pour prévoir sa réaction ; elle verrait tout de suite clair dans la combine.
« La cocaïne est un aphrodisiaque », murmura Barris, à moitié pour lui-même. Il était en train de disposer ses appareils à côté du bien le plus coûteux de Bob Arctor, son céphalocromoscope. « Qu’elle en renifle une bonne dose, et elle sera ravie de déboucher son goulot pour toi.
— Merde, protesta Charles Freck, c’est de la nana de Bob Arctor que tu parles. Bob est mon ami, et c’est le type qui habite avec Luckman et toi. »
Barris releva un moment sa tête hirsute et dévisagea Charles Freck. « Il y a pas mal de choses que tu ignores, au sujet de Bob Arctor. Des choses que nous ignorons tous. Tu le vois de façon naïve et simpliste. Tu crois ce qu’il veut bien te laisser croire.
— C’est un type régulier.
— Mais bien sûr. » Barris hocha la tête en souriant. « Aucun doute là-dessus. On n’en trouve pas de meilleur. Seulement, j’en suis arrivé – comme ceux d’entre nous qui ont observé Arctor de près, et avec application – à déceler chez lui certaines contradictions. À la fois sur le plan de la personnalité et sur celui du comportement. Dans toute son approche de l’existence. Ou, si tu veux, du point de vue de son style inné.
— Tu penses à quelque chose de précis ? »
Les yeux de Barris se mirent à danser derrière ses lunettes vertes.
« Tu peux faire danser tes mirettes, ça ne m’apprend rien, dit Charles Freck. Qu’est-ce qu’il a, le céphascope, pour que tu ailles le bricoler ? » Et il se rapprocha afin de mieux se rendre compte.
Barris fit basculer le châssis central et répliqua : « Dis-moi ce que tu remarques dans le câblage, là-dessous.
— Je vois des fils coupés. Comme qui dirait, des courts-circuits volontairement provoqués. Qui a fait ça ? »
Nouveau ballet oculaire et jubilant de Barris, de l’air de celui qui sait des choses.
« Arrête cette merde, c’est pas ça qui marche avec moi, dit Charles Freck. Qui a bousillé ce céphascope ? Quand ? Tu viens de t’en apercevoir ? Arctor n’en a pas parlé la dernière fois que je l’ai vu, et ça ne remonte pas plus loin qu’avant-hier.
— Peut-être qu’il n’était pas encore prêt à en parler.
— Oui, eh bien, pour moi, tes devinettes, c’est des trucs de mec flippé. Je crois que je vais aller me présenter à un des foyers de New Path : je vais avoir la guenon et me faire soigner, me démolir à leur jeu ; je serai avec ces mecs jour et nuit, j’aurai pas à subir des tarés dans ton genre, qui se donnent de grands airs mystérieux auxquels je comprends que dalle. Je vois bien que ce céphascope a été trafiqué, mais tu ne m’apprends rien. Tu veux insinuer que Bob Arctor a fait ça lui-même, à son propre appareil, qui lui a coûté un maxi ? C’est ça ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Je t’assure que je voudrais être à New Path, où je serais pas forcé, jour après jour, de subir cette merde, et si c’est pas avec toi c’est avec un autre freak aussi flippé que toi. » Il bouillait de colère.
« Je n’ai pas bousillé cet appareil. » Barris tripota ses favoris d’un air méditatif. « Et je doute fort qu’Ernie Luckman y soit pour quelque chose.
— Je doute fort qu’Ernie Luckman ait bousillé quoi que ce soit au cours de son existence, sauf le jour où il avait flippé à cause d’une dose de mauvais acide et où il a balancé la table basse du living, ainsi que tout ce qui traînait autour, par la fenêtre. Il a tout envoyé sur le parking. C’était dans l’appartement où il vivait avec cette nana, Joan. Rien à voir. Normalement, Ernie a la tête sur les épaules, plus que nous tous réunis. Non, Ernie n’irait pas saboter le céphascope d’un autre mec. Et Bob Arctor – c’est bien le sien, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Il s’est levé au milieu de la nuit sans s’en rendre compte et il s’est baisé lui-même de cette façon ? Non, le type qui a fait ça voulait le foutre dans la merde. Voilà tout. » Et c’est probablement toi, fils de pute, ajouta-t-il pour lui-même. Tu as les connaissances techniques et l’esprit assez tordu. « Le type qui a fait ça, reprit-il, devrait être dans une clinique neurologique fédérale pour aphasiques, ou bien entre quatre planches. De préférence entre quatre planches, si tu veux mon avis. Bob prenait toujours son pied avec ce céphascope Altec ; j’ai bien dû le voir remettre ça, oh ! je sais pas, tous les soirs quand il rentrait du boulot, dès qu’il avait franchi la porte. Chaque type a un truc auquel il tient. Lui, c’était ça. Alors moi je dis, c’était la pire saloperie à lui faire, mec, la pire.
— C’est ce que je veux dire.
— Quoi, c’est ce que tu veux dire ?
— “Tous les soirs quand il rentrait du boulot”. Ça fait quelque temps que je me demande quel est le véritable employeur de Bob Arctor, quelle est au juste cette organisation dont il ne peut rien nous dire.
— C’est ce putain de Blue Chip Rédemption Stamp Center, à Placentia. Il m’en a parlé un jour.
— Je me demande ce qu’il y fabrique. »
Charles Freck soupira. « Il peint les timbres en bleu. » Vraiment. Barris ne lui plaisait pas. Freck aurait voulu être ailleurs, peut-être en train de toucher de la dope grâce à la première personne rencontrée, ou à la suite du premier coup de fil qu’il aurait donné en sortant de la maison. Je devrais peut-être me tirer, se dit-il, puis il songea au bocal d’huile et de cocaïne dans le congélateur. Cent dollars de marchandise pour quatre-vingt-dix-huit cents. « Écoute, quand ton machin sera-t-il prêt ? J’ai l’impression que tu me racontes des craques. Comment les types de Solarcaine pourraient-ils vendre à si bas prix, s’il y a vraiment un gramme pur dans la préparation ? Comment pourraient-ils réaliser des bénéfices ?
— Ils achètent en grosses quantités. »
Charles Freck se projeta une séquence-fiction instantanée : des camions à benne manœuvraient pour pénétrer à reculons dans l’usine Solarcaine, où qu’elle se trouve, à Cleveland peut-être, et là, ils déversaient des tonnes et des tonnes de cocaïne pure de première qualité, non coupée, non traficotée. On mélangeait la coke avec de l’huile, un gaz inerte et d’autres saloperies, puis elle ressortait à l’autre bout dans des bombes aux couleurs gaies qui iraient s’empiler par milliers sur les étagères de tous les drugstores et supermarchés 7-11. Ce qu’on devrait se payer, ruminait Charles Freck, c’est un de ces camions à benne ; récupérer toute la cargaison, sept ou huit cents livres peut-être – merde, non, beaucoup plus. Combien ça contient, un camion à benne ?
Barris attirait à présent son attention sur la bombe de Solarcaine vide, où figurait la liste des ingrédients. « Ici, tu vois ? Benzocaïne. Seuls les gens un peu doués savent que c’est un nom de code commercial pour la cocaïne. S’ils mettaient cocaïne sur la boîte, les gens flasheraient là-dessus et finiraient par faire comme moi. Mais les gens n’ont pas l’instruction nécessaire. Ils ne possèdent pas la formation scientifique que j’ai acquise.
— Et que vas-tu faire de ta science, à part mettre un réchaud dans le slip de Donna Hawthorne ?
— J’ai l’intention d’écrire un best-seller, un jour ou l’autre. Un guide à l’usage du citoyen. Comment fabriquer de la dope dans la paix de sa cuisine sans enfreindre la loi. Car vois-tu, ceci n’a rien d’illégal. La benzocaïne est autorisée. J’ai téléphoné à une pharmacie pour demander. On s’en sert pour un tas de choses.
— Ça alors. » Charles Freck n’en revenait pas. Il consulta sa montre pour savoir combien de temps ils devaient encore attendre.
Hank, qui était Mr. F., avait chargé Bob Arctor de faire la tournée des foyers New Path de la région afin de retrouver un important dealer placé sous sa surveillance, et qui venait de disparaître de la circulation.
De temps à autre un dealer, se sachant sur le point d’être arrêté, allait chercher refuge dans l’un des centres de désintox – Synanon, Center Point, X-Kalay ou New Path – en se faisant passer pour un drogué en quête d’aide. Une fois à l’intérieur, il était dépouillé de son portefeuille, de son nom, de toute marque d’identification, en vue de la construction d’une personnalité nouvelle et non orientée vers la drogue. Ce processus de mise à nu privait les représentants de la loi de nombreux éléments nécessaires au repérage des suspects en cavale. Plus tard, l’alerte passée, le dealer refaisait surface et pouvait reprendre son petit commerce.
Personne ne connaissait la fréquence de ces cas. Le personnel des centres s’efforçait de les identifier mais n’y parvenait pas toujours. Un dealer menacé de quarante ans de prison n’avait pas besoin de se forcer pour sortir une bonne histoire aux responsables des foyers. À ce stade, son angoisse était bien réelle.
Tout en roulant doucement le long de Katella Boulevard, Bob Arctor guettait l’enseigne de New Path – l’équipe énergique du centre en question avait récupéré une bâtisse de bois, jadis louée, à des particuliers. Ça ne l’amusait pas de devoir bluffer pour s’introduire dans le foyer, mais il n’avait pas le choix. S’il se faisait connaître comme agent des stups, les employés du centre – du moins la plupart d’entre eux – lui feraient des réponses évasives. Question de principe. Ils ne tenaient pas à ce que l’Homme vînt semer le trouble au sein de leur famille, et Bob Arctor comprenait leur point de vue. Ces ex-toxicos venaient ici pour trouver enfin la paix ; on leur donnait même des assurances officielles à ce sujet lorsqu’ils se présentaient. D’un autre côté, le dealer qu’il poursuivait était une crapule de la plus belle espèce, et sa présence dans un foyer ne favorisait les intérêts de personne. Il se voyait donc forcé de procéder ainsi, tout comme Mr. F., qui l’avait mis sur la piste de Spade Weeks. Weeks constituait son objectif principal depuis une éternité. Aucun résultat jusqu’ici, et le type demeurait introuvable depuis dix jours.
Arctor distingua enfin les grosses lettres de l’enseigne, gara sa voiture dans le petit parking que le centre partageait avec une boulangerie voisine, puis se dirigea d’un pas incertain vers l’entrée principale. Les mains fourrées dans les poches, il se mettait déjà dans la peau de son rôle de loque humaine.
Du moins le service ne lui tenait-il pas rigueur d’avoir laissé filer Spade Weeks. Officiellement, ses supérieurs considéraient que cela prouvait simplement la dangereuse habileté de l’individu. D’un point de vue technique, Weeks n’était pas à proprement parler un dealer, mais plutôt un passeur. Il acheminait régulièrement jusqu’aux environs de L.A. des chargements de drogues dures en provenance du Mexique. Ensuite, les revendeurs se réunissaient afin de se partager la marchandise. Weeks avait une chouette méthode pour passer la frontière : il collait la came sous le châssis de la voiture du bourgeois qui le précédait, puis filait le gus du côté américain et le descendait à la première occasion. Si les douaniers découvraient la dope, le bourgeois trinquait, pas Weeks. La possession tenait lieu de preuve, en Californie. Dommage pour le bourgeois, sa femme et ses gosses.
Arctor pouvait, mieux qu’aucun autre agent secret d’Orange County, reconnaître Weeks au premier coup d’œil : un Noir épais, la trentaine, avec une élocution lente et distinguée, tout à fait singulière – comme un souvenir bidon de quelque collège anglais. Probable qu’il avait travaillé sa diction il l’aide d’éducassettes empruntées à une bibliothèque universitaire.
Weeks aimait s’habiller sobrement mais avec classe, comme un médecin ou un avocat. Il trimbalait souvent un coûteux attaché-case en croco et portait des lunettes à monture d’écaille. Autre détail, il était généralement armé d’un fusil à canon scié auquel il avait adapté une poignée de pistolet commandée et fabriquée sur mesure en Italie – le tout vraiment très chic. Mais à New Path, pas question de garder sa panoplie ; ils l’avaient sans doute habillé comme les autres, de vêtements offerts au centre, et son attaché-case dormait au fond d’un placard.
Arctor poussa le panneau de bois massif et entra.
Vestibule sinistre. À gauche, une salle commune avec des types en train de lire. Au fond, une table de ping-pong et au-delà, une cuisine. Des slogans sur les murs ; certains tracés à la main, d’autres sous forme d’affiches : LE SEUL MANQUEMENT EST DE MANQUER À AUTRUI, et ainsi de suite. Guère de bruit, peu de mouvement. New Path faisait vivre quelques petites entreprises ; à cette heure, la plupart des pensionnaires devaient être au travail dans leurs salons de coiffure, leurs stations-service, leurs fabriques de stylobilles. Bob Arctor resta immobile, l’air crevé.
« Oui ? » Une fille surgit. Mignonne, vêtue d’une minijupe de coton bleu et d’un T-shirt sur lequel, d’une pointe de sein à l’autre, on lisait NEW PATH.
Du fond de sa déchéance. Bob Arctor émit d’épais croassements : « Je – ma tête est mélangée. – J’y arrive plus. Je peux m’asseoir ?
— Bien sûr. » La fille fit un geste et deux types d’allure quelconque se montrèrent. Deux visages impassibles. « Allez l’asseoir quelque part et apportez-lui un café. »
Quelle merde, songeait Arctor en se laissant emmener vers un canapé obèse et plutôt élimé. Il remarqua les murs dégueulasses. La peinture dégueulasse de la camelote, sans doute un don. Mais ces types vivaient de dons : ils ne parvenaient pas à se faire subventionner. Arctor s’arracha un « merci » râpeux et flageolant, comme si c’était un soulagement indicible d’être là et de pouvoir s’asseoir. « Hoâ », dit-il en essayant de lisser ses cheveux. Il fit celui qui n’y arrivait pas, puis laissa tomber.
La fille se tenait juste devant lui. Elle déclara d’un ton ferme : « Tu n’as pas l’air brillant, mec.
— Ouais. » Les deux types exprimèrent leur accord avec une vivacité surprenante. « Une vraie loque. Qu’est-ce que t’as fait, tu t’es roulé dans ta merde ? »
Arctor battit des paupières.
« Qui t’es ? demanda un des types.
— Tu vois bien ce qu’il est, fit l’autre. Le fond de la foutue poubelle. Regarde. » Il montra du doigt les cheveux d’Arctor. « Des poux. Voilà pourquoi ça le gratte, Toto. »
La fille restait calme, au-dessus de la mêlée, mais ne se montrait pas aimable pour autant. « Pourquoi es-tu venu ici ? »
Parce que vous planquez un gros passeur dans le coin. Et moi, je suis la Loi. Je suis l’Homme. Vous tous, vous n’êtes qu’une bande de cons. Mais il se contenta de leur murmurer servilement ce qu’ils attendaient de lui. « Vous avez dit que je pouvais…
— Oui, tu peux avoir un café. » La fille fit un signe de tête et l’un des types se trotta d’un air soumis en direction de la cuisine.
Une pause. Puis la fille se pencha et lui toucha le genou. « Tu te sens pas fier, hein ? » demanda-t-elle doucement.
Il parvint tout juste à hocher la tête.
« Tu as honte, tu te dégoûtes toi-même.
— Oui.
— Tu as honte d’avoir pollué ton corps ainsi que tu l’as fait. Un vrai chiotte, t’es devenu. À force de planter cette shooteuse dans ton cul, jour après jour, de te bourrer le corps de cette…
— J’en pouvais plus. Ici, c’est le seul truc auquel j’ai pu me raccrocher. J’ai un pote qu’est venu ici, je crois, il a dit qu’il allait le faire. Un Noir, un mec dans la trentaine, poli, de l’instruction, il…
— Tu rencontreras la famille plus tard. Si on te juge digne. Il faut que tu remplisses nos conditions, tu saisis ? Et la première, c’est un besoin sincère.
— J’ai ça, oui. Un besoin sincère.
— Il faut que tu sois salement amoché pour être admis ici.
— Je le suis. Salement.
— À quel point es-tu accroché ? À combien se monte ton régime ?
— Une once par jour.
— Pure ?
— Pure. J’ai ça dans un sucrier sur ma table.
— Ça sera salement dur. Tu rongeras ton oreiller toute la nuit : il y aura des plumes partout à ton réveil. Tu auras des attaques et la bave aux lèvres. Et tu te saliras – comme une bête malade. Tu es prêt à affronter ça ? Tu te rends compte qu’on te donnera rien, ici ?
— Y a rien, de toute façon. » Ça merdait ; il se sentait nerveux, irritable. « Mon copain. Le Noir. Il a pu arriver ici ? J’espère qu’il s’est pas fait ramasser en route par les flics. Putain, il était tellement parti, le mec, à peine s’il pouvait naviguer. Il croyait…
— Il n’y a pas de relations d’individu à individu, à New Path. C’est une chose que tu apprendras.
— Ouais, mais est-ce qu’il a pu arriver ici ? » Il voyait bien qu’il perdait son temps. Seigneur, c’est pire que ce qu’on leur fait subir au bloc. Et elle en lâchera pas une. C’est leur politique. Le rideau de fer. Tu mets le pied dans un de ces trucs et tu es mort pour le reste du monde. Spade Weeks pourrait être de l’autre côté de la cloison en train de nous écouter en pissant de rire dans son froc, et il pourrait aussi bien n’avoir jamais mis les pieds ici, ou encore n’importe quelle hypothèse entre les deux. Même avec un mandat – ça n’a jamais marché. Les équipes des centres de désintox possèdent l’art de traîner les pieds jusqu’à ce que n’importe quel type recherché ait eu le temps de filer par la porte de derrière ou de se balancer dans la chaudière du sous-sol. Après tout, le personnel est composé d’anciens toxicos, et aucune police ne tient à faire une descente dans un centre – l’opinion publique n’en finit plus de piauler.
Il est temps de tourner la page sur Spade Weeks et de me sortir d’ici. Pas étonnant qu’ils ne m’y aient jamais envoyé auparavant ; ces types n’ont rien de très charmant. Une autre pensée lui vint. En ce qui me concerne, la mission n°1 est à l’eau. Indéfiniment. Et Spade Weeks a cessé d’exister.
Je vais faire mon rapport à Mr. F. et attendre une nouvelle affectation. Au diable le reste. Il se leva avec raideur. « Je me tire. » Les deux types étaient de retour : l’un apportait une tasse de café ; l’autre brandissait toute une littérature, à n’en pas douter de caractère éducatif.
« Tu te dégonfles ? laissa tomber la fille, méprisante. Tu n’as pas assez de cran pour t’en tenir à une décision ? Pour t’arracher à toute cette merde ? Tu vas sortir d’ici en rampant ? » Le trio fusillait Arctor du regard.
« Plus tard », fit celui-ci. Il se dirigea vers la grande porte, vers le monde extérieur.
« Putain de came, lança encore la fille. Rien dans le ventre, le cerveau pété, reste plus rien. Tire-toi, minable ; c’est toi qui l’auras voulu.
— Je reviendrai. » Arctor se sentait piqué au vif. L’atmosphère de cet endroit lui pesait, et l’annonce de son départ n’avait fait qu’aggraver les choses.
« Peut-être qu’on voudra plus de toi, dégonflé, fit un des types.
— Faudra que tu plaides ta cause. Une sacrée plaidoirie, tu devras faire. Et même comme ça, on voudra peut-être pas de toi.
— En fait, on veut pas de toi maintenant », dit la fille.
Arctor s’arrêta sur le seuil et fit face à ses accusateurs. Il voulait dire quelque chose, mais impossible, rien ne venait. Ils lui avaient vidé l’esprit.
Son cerveau refusait de fonctionner. Ni pensées ni réactions ; pas la moindre réponse, si faible soit-elle.
Bizarre, songea-t-il. Ça le plongeait dans la plus complète perplexité.
Il sortit du bâtiment et regagna sa voiture.
En ce qui me concerne, Spade Weeks a définitivement disparu. Pas question que je remette les pieds dans un de ces endroits.
Il est temps qu’on me confie une nouvelle mission, décida-t-il. Il se sentait pris de nausée. Qu’on me mette sur quelqu’un d’autre.
Ces types-là sont plus durs que nous.